Le mythe des espaces de travail à aire ouverte

En 1939 était inauguré à Racine au Wisconsin, l’immeuble de la Johnson Wax, siège social de la multinationale américaine S.C. Johnson & Son spécialisée dans la fabrication et la distribution de produits ménagers. Son concepteur et architecte, Frank Lloyd Wright, suggère alors des bureaux administratifs ouverts «en dehors de la boîte», qu’il considère symbole du fascisme. «L’architecture de la liberté et de la démocratie nécessitait une proposition à l’extérieur de la boite.» Les premières conséquences de ce changement de paradigme selon le créateur: le thé en après-midi et des employés qui ne veulent pas rentrer à la maison.

Les premiers aménagements à aires ouvertes au Québec, qui comportaient à l’époque plusieurs zones distinctes, ont débuté il y un peu plus d’une quinzaine d’années, explique la designer d’Imperatori design, Chantal Ladrie. «Le concept était ce qu’on croyait être l’évolution du lieu de travail.» Plus récent, le «100% aire ouverte» est apparu, brutalement, il y a à peine 8 ou 9 ans.

«Des études démontrent que le partage des connaissances entre collègues accroit le sentiment d’appartenance à la firme et permet une meilleure résolution des problèmes.» La socialisation et la collaboration renforcées entre les employés, le bien-être au travail se verrait inévitablement amélioré, donc.

«Il n’est pas recommandé d'agglomérer les postes de travail, tel un océan de bureaux.»

C’est du moins ce qu’indiquent les «bons prétextes» au réaménagement des espaces de bureau, selon Chantal Ladrie, qui rappelle que ce genre d’espace nécessite moins de pieds carrés et donc, moins d’argent. «Les entreprises sont prêtes à offrir de jolis endroits aérés en échange d’une économie au pied carré.» En accord avec le concept suggéré par Frank Lloyd Wright, «il n’est pas recommandé d'agglomérer les postes de travail, tel un océan de bureaux. Il faut plutôt favoriser le regroupement en petites grappes et ainsi créer des quartiers.» 

Chantal Ladrie

Imperatori design

L'«effet d’enchainement»

Les entreprises étrangères devant héberger un large personnel et les firmes de jeux vidéo où «parfois même le président est dans la pièce commune», qui se sont rapidement implantées au Québec et dans la métropole, ont provoqué un «effet d’enchainement» jusque dans les bureaux d’avocats et de comptables. «McCarthy Tétrault à Québec a opté pour un espace à aire ouverte, fait valoir Chantal Ladrie. Les bureaux de Deloitte à Montréal comptent 1400 postes de travail non attitrés. Il s’agit pourtant de professions requérant une grande confidentialité.»

Une étude réalisée en 2013 révélait que les distractions provoquées par les bureaux à aire ouverte conduisent à une moins bonne performance. Frustrés, près de la moitié des travailleurs interrogés estimaient que le manque d'«intimité sonore» était un problème important, et quelque 30% se plaignaient de l'absence d'«intimité visuelle».

Les distractions provoquées par les bureaux à aire ouverte conduisent à une moins bonne performance.

Alors que cet aménagement prétendait résoudre les problèmes d’échange entre collègues, d’ailleurs cité par moins de 10% des travailleurs de tous types de bureaux confondus, les employés possédant des bureaux privés semblaient moins susceptibles d’entrevoir leur aptitude à communiquer comme un enjeu.

«Les firmes ajoutent toujours plus d’aires de rencontre fermées pour les groupes et de salles de conférence attitrée pour contourner la tendance. Cela signifie qu’elle n’est pas si performante qu'elle ne le prétendait», laisse tomber Chantal Ladrie.

L'évolution d'une tendance 

Si une vaste quantité d’études témoignent de l’inefficacité des espaces à aire ouverte, pourquoi quelque 70% des espaces de travail aux États-Unis sont toujours ainsi organisés ou avec partitions basses, les organisations «ultramodernes» de la Silicon Valley étant premières partisanes de la tendance? «De façon générale, ça demeurera la tendance, mais son évolution devient intéressante, précise la designer. Il ne faut surtout pas supposer que tous les employés ont les mêmes besoins.»

L’idée est d’interrompre le flot de postes de travail et diminuer le niveau sonore.

Entre les espaces de rencontre informelle à même ceux ouverts «pour briser le rythme et favoriser les échanges», les zones de silence «comme à la bibliothèque», les pièces pour la concentration et la confidentialité et l’ajout de plantes et de matières absorbantes sur les murs et les plafonds, l’idée est d’interrompre le flot de postes de travail et diminuer le niveau sonore. La designer ajoute la lumière naturelle et le télétravail à la liste des essentiels. «Ce n’est pas banal, c’est essentiel, estime Chantal Ladrie. Chaque utilisateur doit pouvoir trouver son confort pour maximiser sa performance.»

Le plus grand piège selon la designer? «Ne pas communiquer ses intentions aux employés. Pour assurer un meilleur succès, il est recommandé de les impliquer dans le processus de réaménagement afin d’éviter les déceptions et la démotivation des participants.»