«Pour mettre en place un co-leadership, il faut passer par-dessus l’idée d’être le boss»

28 Oct 2019 Arnaud Granata

Par : arnaud.granata@gmail.com
«Pour mettre en place un co-leadership, il faut passer par-dessus l’idée d’être le boss»

Comment entrevoyez-vous ce partenariat?

Stéphane Mailhiot: On a choisi d’exercer ce leadership ensemble, parce que cela offre plusieurs avantages. Le premier, c’est de s’assurer que la stratégie et la création sont au cœur de toutes nos décisions.

Carle Coppens: Quand je suis arrivé chez Havas, certaines choses, comme le design, la stratégie, le média et le service-conseil, étaient considérées comme très importantes et avaient de bonnes assises, mais la création me semblait manquante. Dans le leadership actuel, Stéphane étant capable de faire de la création, nous pouvons échanger sur le sujet. Et c’est la même chose au niveau de la stratégie.

Maintenant, ces échanges existent officiellement au quotidien. De plus, le fait qu’on partage un bureau facilite énormément les choses.

«Nous nous assurons ainsi que les tâches de leadership du bureau ne sont pas accaparantes au point de nous éloigner des équipes.» 

S.M.: Le deuxième aspect, c’est de nous assurer que les tâches de leadership du bureau ne sont pas accaparantes au point de nous éloigner des équipes. Avec Gaëlle Cayrol au service-conseil, Nikolaos Lerakis au design et Matthieu Parent aux finances, on partage la responsabilité de façon beaucoup plus décentralisée qu’avec un modèle traditionnel. On s’assure ainsi d’avoir le temps de s’occuper de ce qui compte: les clients et le produit.

Pourquoi ce co-leadership arrive-t-il maintenant?

S.M.: Parce que nous nous sommes choisis. Carle et moi, on travaille ensemble depuis un peu plus d’un an, et on voulait s’assurer que ce modèle-là n’allait pas se briser parce qu’on m’a demandé de prendre la direction du bureau ou qu’on a demandé à Carle de la prendre. Quand l’appel arrive et que la nécessité de former notre réseau à nous et de faire de Montréal la « shop » qui sera responsable de la créativité pour le groupe au Canada se présente, on dit « oui », mais à condition qu’on puisse partager la tâche. C’était la condition essentielle pour bien servir nos clients, nous développer nationalement et être heureux.

«Est-ce qu’on est capable d’avoir la même vision de ce qui va fonctionner? C’est ce qu’on a testé depuis un an.»

C.C.: Depuis mon arrivée, il y a quatorze mois, il y a eu beaucoup de changements dans l’agence. On a développé énormément de nouveaux clients ; et donc, on a beaucoup pitché ensemble. Je considère que les pitchs permettent de voir ce qu’une agence a dans le ventre. C’est un concours ; il y a un point de départ et un point d’arrivée. Est-ce qu’on est capable d’être cohérent, de livrer un produit ? Comment l’agence et ses différents départements se comportent est déterminant.

S.M.: En effet, est-ce qu’on est capable d’avoir la même vision de ce qui va fonctionner ? C’est ce qu’on a testé depuis un an.

C.C.: Il y a eu aussi une sorte de réinvention de Havas depuis la perte de clients comme Volkswagen et VIA.

Ce nouveau type de modèle donne-t-il naissance à des défis particuliers?

S.M.: C’est intéressant parce que ça ouvre la porte aux questions de responsabilité, d’imputabilité et d’ego. Pour mettre en place une structure comme celle-là, le grand défi est de passer par-dessus l’idée d’être le «boss». Avec la responsabilité partagée vient la responsabilité de se parler, de s’écouter. Des gens disent que lorsqu’on prend seul une décision, ça va plus vite. Peut-être, mais moi j’estime qu’on va moins loin.

«Avec la responsabilité partagée vient la responsabilité de se parler, de s’écouter.»

C.C.: J’ai travaillé dans des agences très hiérarchiques et d’autres très peu hiérarchiques. L’implication d’un président dans les tâches quotidiennes de chacun, oui, mais son travail, c’est aussi d’ouvrir des portes, de rencontrer des annonceurs, d’être sur des c.a., d’être visible. Et il y a aussi des gens talentueux qu’il nous appartient de faire briller. Une agence ne peut pas fonctionner avec deux ou trois individus qui vont prendre le spotlight et tout décider.

Beaucoup de grandes entreprises s’inspirent de ces modèles collaboratifs et souhaitent des équipes plus agiles...

S.M.: On le voit surtout chez les plus petites entreprises, que ce soit du côté des annonceurs ou des agences. C’est rare qu’en grandissant on soit capable de conserver ce modèle de leadership collaboratif, parce que ça vient avec le besoin de se parler et l’acceptation qu’on ne soit pas toujours d’accord.

Quand trois personnes se réunissent dans un garage pour démarrer une entreprise, ça fonctionne de ne pas trop savoir qui est le président. Mais quand on est une centaine, il y a de l’imputabilité, dont financière. Même chez nous, il a fallu décider qui porterait le titre pour faire le rapport financier. C’est la façon dont nos réseaux sont faits, ce qui ne signifie pas nécessairement que c’est la manière dont on doit gérer l’organisation au quotidien.

C.C.: Il y a aussi le respect des compétences de chacun. Stéphane, qui est chez Havas depuis longtemps, connaît la façon dont fonctionne le réseau. Il a des aptitudes qui lui permettent de faire entendre ce qu’on veut réaliser. Et il a le titre : Stéphane est président. Après, la direction effective au quotidien est partagée, et c’est logique.

Quelles répercussions sur les équipes?

S.M.: Ça crée plus d’espace pour les gestionnaires intermédiaires et les jeunes directeurs ou directrices. Dans les agences traditionnelles, il y a une grosse pyramide, avec une seule personne au sommet. Mais à partir du moment où l’on décide de partager ce rôle-là, il y a plus de place au soleil pour plus de monde.

«Ça crée plus d’espace pour les gestionnaires intermédiaires et les jeunes directeurs ou directrices.»

Depuis ma nomination à la présidence, je n’ai pas quitté mon bureau dans l’aire ouverte pour aller m’enfermer dans un bureau de coin en vitre. Au quotidien, je préfère travailler avec Carle et son équipe, avec mon équipe ou avec l’équipe de Gaëlle, sur le plancher, au milieu de l’action. C’est cette proximité énorme et bien réelle, entre les leaders et tout le monde, que les équipes ont le plus senti, je pense.

C.C.: Notre but n’est pas seulement de donner notre avis, mais de mettre les mains dedans, d’en être partie prenante et de rencontrer les clients. Ça permet aussi de garder des relations de confiance avec ces derniers.

S.M.: Oui, parce que tu sais de quoi tu parles. Quand on te pose des questions, tes exemples ne datent pas de 1986!

De manière plus générale, c’est tout le modèle publicitaire qui est challengé en ce moment. Comment cela se ressent-il?

S.M.: Ce qui est difficile à intégrer actuellement, c’est que tant et aussi longtemps que nous vendrons des heures, nous ne serons pas nécessairement les meilleurs partenaires pour nos clients et leur développement. Ça nous empêche d’offrir notre plus grande valeur ajoutée: la transversalité de nos idées.

«Le modèle de rémunération des agences pourrait aussi être appelé à changer.»

Le modèle de rémunération des agences pourrait aussi être appelé à changer. Nos clients sont sous pression et veulent payer le moins cher possible. De notre côté, nous sommes également sous la pression de salaires à la hausse, les techs nous piquent des gens de talent… Et force est d’admettre que plusieurs clients ont tenté d’internaliser leur relation agence, notamment au niveau de la création.

Mais peu y parviennent, entre autres parce que la plupart des créatifs ne veulent pas travailler sur une seule marque dans leur vie.

C.C.: Le talent peut se trouver à l’interne, mais est-il suffisant en permanence ? Il faut le féconder. Pour une entreprise qui se nourrit aux mêmes valeurs et aux mêmes idées en vase clos, ça devient dangereux.

Tout comme pour une agence, d’ailleurs.

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Stéphane Mailhiot est formateur Infopresse. Voyez ses prochaines formations, ici.