12 Nov 2018 Anne-Marie Leclair
Anne-Marie Leclair est associée et vice-présidente, innovation, de Lg2.
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Arnaud Granata – Le mot innovation est utilisé un peu à toutes les sauces. Quelle définition lui donnez-vous?
Anne-Marie Leclair – L’innovation, c’est créer quelque chose qui n’existe pas, mais qui va répondre à un besoin d’une masse critique. Elle n’est pas exclusivement technologique. Souvent, pour innover, l'on mélange des choses qu’on n’aurait jamais cru amalgamer auparavant.
Auriez-vous un exemple concret d’une innovation majeure qui correspond à la définition que vous lui donnez?
Oui: un concept présenté au Festival international de la créativité de Cannes il y a quelques années. En Inde, les enfants peuvent attraper des maladies à l’école, car ils mangent avec leurs mains mal lavées pendant l’heure du dîner. On dit que plus d’un million d’enfants en meurent chaque année. Mais que font aussi les enfants à l’école? Ils écrivent sur de petits tableaux noirs avec de la craie. Alors, qu’est-ce qu’un fabricant de savon a fait? Il a ajouté du savon dans la craie. Comme les enfants ont toujours les mains blanches à la fin de la matinée, ils mettent le bout de leurs doigts sous l’eau pour enlever la craie. Et comme ça se met à mousser, ils trouvent ça drôle et plongent leurs mains entières sous l’eau. Ce que ce concept a démontré, c’est que l’innovation, ça se passe beaucoup par l’observation et la compréhension du comportement humain. Dans l’exemple indien, l'on a sauvé des millions de vies sans changer le comportement des enfants, mais en amalgamant deux choses. Cette idée peu coûteuse n’a pas nécessité d’études ni de recherche et développement, parce qu’elle répondait à un problème de société par l’observation.
LE CRITÈRE NUMÉRO UN POUR ÊTRE UN BON INNOVATEUR, C’EST D’ÊTRE CAPABLE DE S’OUBLIER ET DE SE METTRE DANS LA PEAU DES CONSOMMATEURS.
Pourquoi est-ce important selon vous, d’innover – ou d’employer ce mot – pour vos clients?
Plusieurs ont un portfolio de produits qui arrivent à maturité et dont les ventes stagnent. Ils voient l’arrivée d’une concurrence attrayante et féroce, tout en constatant qu’ils n’ont pas un pipeline d’innovation. Cependant, ils savent qu’innover est nécessaire pour leur croissance, mais ils se mettent aussi en tête quatre freins à l’innovation: ça coûte une fortune, on ne sait pas comment faire, ça prend du temps et le risque de non-viabilité est trop élevé. Notre défi, c’est d’être capables d’abaisser ces freins en offrant quelque chose accessible et qui répond vraiment à un besoin d’une masse critique.
Dans ces entreprises, on peut présumer qu’historiquement, la fonction de l’innovation est au cœur même de leur marketing à l’interne?
Justement, c’est un piège à éviter. L’innovation ne devrait pas venir du marketing dans une entreprise, mais plutôt de la recherche et du développement. Notre nouveau défi, en agence, c’est que même si le service du marketing est notre porte d’entrée chez nos clients, nous devons les convaincre d’intégrer l’innovation dans leurs plans d’affaires, puis de la budgétiser, mais sans réduire la portion du budget réservée au marketing, parce qu’il en a besoin.
Dans le fond, ce que vous faites, ce n’est même plus de la publicité.
C’est vrai, ce n’est plus de la publicité. On invente des produits et des services. On peut même faire de la modélisation d’affaires.
Pourquoi aller au-delà de la pub? Elle n’est plus suffisante?
Je pense que la publicité, dans l’industrie des communications-marketing, n’est plus toujours nécessaire. On voit un transfert dans différentes disciplines ou dans le numérique. En fait, il y a un transfert d’argent de la publicité traditionnelle vers différents nouveaux outils, notamment des applications. Mais une application, ce n’est plus des communications-marketing. Les agences doivent donc se diversifier. Certaines s’orientent vers l’architecture, parce que l’expérience de marque prend d’autres formes que juste des communications publicitaires. D’autres vers le design de produits et de services. Créer une tasse qui se chauffe toute seule, écrire avec un stylo qui a une texture particulière, ouvrir un emballage, tout ça, ce sont des expériences de marques. L’innovation peut donc se trouver dans l’emballage, dans le goût ou même dans la distribution et les données. Elle peut prendre différentes formes, en fonction des besoins de nos clients. Qu’est-ce qui va répondre à un besoin ou à un désir? Qu’est-ce qui va abaisser un irritant dans le marché? Qu’est-ce qui fera en sorte de susciter un nouveau désir? L’innovation peut répondre à ces questions.
Qu’est-ce qui fait qu’une agence de publicité est bien placée pour le faire?
Le dénominateur commun de ceux qui savent bien faire de l’innovation est la connaissance de l’utilisateur final. On n’innove pas avec un objectif. On innove avec un problème ou une occasion de marché. Plus le problème est gros et complexe, plus le résultat est intéressant. Chez Lg2, ça fait presque 30 ans qu’on fait de l’empathie à l’égard de l’utilisateur final en créant des campagnes qui génèrent des résultats d’affaires. Le critère numéro un pour être un bon innovateur, c’est d’être capable de s’oublier et de se mettre dans la peau des consommateurs. C’est pour eux qu’on innove. La formule mise en place pour innover fonctionne bien. Ça ne se fait pas en circuit fermé dans l’agence. On embauche des experts externes sur mesure, en fonction de l’industrie et du problème à régler: médecin, ingénieur, pompier, chimiste alimentaire, urbaniste…
Comment implante-t-on une culture de l’innovation dans une entreprise?
Je pense que la haute direction doit y croire et y consacrer une partie de son budget. Sinon, elle va voir ça comme une dépense plutôt qu’un investissement, et chaque fois qu’on voudra mettre en place un incubateur ou un exercice, ce sera un échec. Elle doit donc adopter une vision à long terme et changer ses indicateurs de performance en conséquence. On ne peut plus regarder les résultats à court terme. En moyenne, ça prend de 18 mois à deux ans pour élaborer un produit de grande consommation, créer son prototype et le mettre un marché. Ce qu’on doit retenir, c’est qu’il faut de la curiosité et de la passion pour innover. Il faut que les gens, dans l’entreprise, acceptent de ne pas faire les choses comme d’habitude. S’ils n’ont pas la passion, ils vont voir ça comme un fardeau. Quand on se bute continuellement à un «non, on ne fait pas ça comme ça d’habitude», on ne peut pas faire avancer un dossier d’innovation.
Dans les grandes entreprises, parfois centenaires, comment arrive-t-on à faire les choses autrement? C’est un peu contre nature pour elles.
Quand on travaille en innovation avec nos clients, l'on crée des mariages non compatibles. Par exemple, on fait travailler des petits avec des grands, des jeunes avec des vieux, du low tech avec du high tech. Je parle bien ici d’entreprises, pas de gens. Et ces chocs-là deviennent intéressants. Chez nous, l'on travaille de plus en plus avec des entreprises émergentes, mais pas n’importe lesquelles. Certaines sont très innovantes ou perturbantes, ou disruptive, comme on dit en anglais, mais pas toutes. Celles qui offrent un produit tout juste un peu différent d’un autre sont-elles de «bonnes» sociétés en démarrage? Je n’en suis pas sûre. Je reviens toujours à la question: le produit est-il pertinent? S’il est innovant, l'on va s’y intéresser et l'on va l'aider à le mettre en marché.
ON N’INNOVE PAS AVEC UN OBJECTIF. ON INNOVE AVEC UN PROBLÈME OU UNE Occasion DE MARCHÉ.
La culture de l’innovation est très forte dans les entreprises émergentes et petites. C’est même souvent leur raison d’être.
C’est sûr qu’elles ont une manière très agile de travailler, et les jeunes qui les dirigent sont extrêmement motivés. Mais ils ont plein d’angles morts. Souvent, ils ne pensent pas au consommateur. Ils croient avoir inventé quelque chose de génial, mais intéressent-ils une masse critique?
Ce que vous dites, c’est que les entreprises émergentes ne sont pas nécessairement les mieux placées pour innover?
Je pense qu’elles le sont, mais sur le plan de l’agilité et de la fraîcheur du regard sur le marché. Les créateurs de telles organisations sont un peu comme des enfants pour qui tout est possible. Ils se donnent le droit de rêver, et c’est ce qui donne de beaux résultats. Mais une fois qu’ils ont trouvé leur idée, ils ont souvent intérêt à approcher de grandes entreprises qui, elles, ont le pouvoir de la distribution et la marge de manœuvre pour la négociation au chapitre des ventes. Dans l’industrie alimentaire, par exemple, Kraft et Nestlé achètent ou s’associent avec des entreprises en démarrage, et chacun profite des forces de l’autre. La petite entreprise développe de petits produits innovants, et Kraft lui fait profiter de toute sa chaîne: usines, force de vente et distribution.
Concrètement, que faites-vous avec vos clients lorsqu’ils viennent vous voir avec l’idée d’innover?
Pour nous, la clé de l’innovation est la préparation des incubateurs, pas les incubateurs eux-mêmes. Quand on travaille pour un projet d’innovation avec un client, il se passe un maximum de cinq semaines entre le moment où l'on identifie le problème et celui où l'on présente nos idées. Et ces idées sont celles réalisables, qui répondent à un brief précis auquel on consacre de deux à trois semaines pour l’incubateur. On réalise des études de marché, l'on regarde les meilleures pratiques, on détermine l’utilisateur final. Avec les experts externes qu’on a embauchés spécifiquement pour le projet, l'on se pose des questions comme: Qu’est-ce qui n’a pas marché jusqu’à maintenant? Qu’est-ce que le consommateur ne veut pas entendre? Des industries connexes ont-elles eu à faire face à des problématiques similaires? Quelles solutions ont-elles trouvées? Comment les ont-elles appliquées? Le document de briefing sera le seul qui servira à l’incubateur. Il sera donc essentiel de déterminer son contenu avec le client.
On ne fait plus de la publicité. On invente des produits et des services. On peut même faire de la modélisation d’affaires.
Quel piège guette les entreprises qui veulent innover?
Penser qu’elles peuvent le faire à l’interne. Quand on innove, ce n’est pas par rapport à soi-même, mais par rapport au reste du monde. On doit inventer quelque chose qui n’existe pas, ni dans l’entreprise ni à l’extérieur d'elle.
Vous parliez de la prise de risque. On dit que huit ou neuf produits sur 10 lancés sur le marché deviennent des échecs. Compte tenu de ce chiffre, comment peut-on convaincre une entreprise de prendre un risque financier important?
Moi, je pense qu’on se plante assez vite. On peut voir vite ce qui va marcher ou pas. Le risque financier est limité au prototypage. Toutes les études démontrent que pour croître, les entreprises doivent injecter de l’innovation dans leurs stratégies d’affaires. Mais la très grande majorité des membres de la haute direction sont insatisfaits des innovations que leurs équipes ont trouvées. Pas parce que ça leur a coûté trop cher, pas parce que ça a pris trop de temps, mais seulement parce que ces innovations ne répondaient pas à un besoin.
Lg2 se définit-elle toujours comme une agence de pub?
On était une agence de pub, mais on est devenu une boîte de création d’expériences de marques. Au fur et à mesure, on a ajouté le numérique, l’architecture, l’innovation. Ce qui en sort, ce ne sont pas des produits exclusivement publicitaires et de marketing. Ce sont des expériences de marques qui passent par d’autres canaux que ceux de la communication.
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En conversation avec… est une série de rencontres menées par Arnaud Granata avec des professionnels de l'industrie des communications-marketing et des médias. Retrouvez toute la série dans la section «En conversation» du site Infopresse.